Poèmes et Lettres Sans Frontières

-"Gringoire"-

"Eh bien ce qui fait le poète, le voici : toutes ces douleurs des autres, il les souffre ; tous ces pleurs inconnus, toutes ces plaintes si faibles, tous ces sanglots qu'on ne pouvait pas entendre passent dans sa voix, se mêlent à son chant, et une fois que ce chant aimé, palpitant, s'est échappé de son coeur, il n'y a ni glaive ni supplice qui puisse l'arrêter, il voltige au loin, sans relâche, à jamais, dans l'air et sur les bouches des hommes. Il entre dans le château, dans le palais, il éclate au milieu du festin joyeux, et il dit aux princes de la terre : -- ECOUTEZ ! "

 de Théodore de Banville

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CE SOIR UNE FLAMME A DANSE

Ce soir,
une flamme a dansé;
nous entrons dans la danse en tourbillons glacés.

Le feu de nos yeux crépite dans le soir.

Vois,
la flamme
s'élance,
se mélange
et se tortille...
s'affaisse, s'embrume, titube, se casse...

et s'éparpille,
milliers de lucioles,
dans l'infini.

L'ombre se glisse au repli de nos coeurs.

Ecoute,
la houle souffle,
s'enfle, roule,
en un océan de feu
et s'échauffent nos coeurs à la phrase brûlante,
brandons tigrés
que la flamme dissout de son baiser de feu.

Sens,
la nuit silence
serpente le long de nos corps
et s'évapore
quand frissonnent nos âmes.

Oh !
la caresse chaude d'une flamme sur nos yeux.

Gilles SORGEL

 

 

A , comme Amour

Sur les bancs de l’école mixte
je la pinçais, tirais sa natte,
l’ humiliais (j’étais fort en maths)
et je lui volais son lexique.

Comme elle était peu prolixe
et tombait toujours adéquate
pour ranger mon noeud de cravate
après les bagarres et les rixes,

elle fit de moi son mari,
son amant, m’appelant chéri,
me conduit par le bout du nez,

et je déploie un tapis rouge
pour préserver ses petits pieds
aussitôt qu’elle dit : on bouge !


Adrien PONCET
dit " Marquis de Carabas "

 

DESIRS

Allez tranquillement parmi le vacarme et la hâte, et souvenez-vous de la paix qui peut exister dans le silence. Sans aliénation, vivez autant que possible en bons termes avec toutes personnes. Dites doucement et clairement votre vérité; et écoutez les autres, même le simple d'esprit et l'ignorant; ils ont eux aussi leur histoire. Evitez les individus bruyants et agressifs, ils sont une vexation pour l'esprit. Ne vous comparez avec personne : vous risqueriez de devenir vain ou vaniteux. Il y a toujours plus grands et plus petits que vous. Jouissez de vos projets aussi bien que de vos accomplissements. Soyez toujours intéressés à votre carrière, si modeste soit-elle; c'est une véritable possession dans les prospérités changeantes du temps. Soyez prudent dans vos affaires; car le monde est plein de fourberies. Mais ne soyez pas aveugle en ce qui concerne la vertu qui existe; plusieurs individus recherchent les grands idéaux; et partout la vie est remplie d'héroïsme. Soyez vous-même. Surtout n'affectez pas l'amitié. Non plus ne soyez cynique en amour, car il est en face de toute stérilité et de tout désenchantement aussi éternel que l'herbe. Prenez avec bonté le conseil des années, en renonçant avec grâce à votre jeunesse. Fortifiez une puissance d'esprit pour vous protéger en cas de malheur soudain. Mais ne vous chagrinez pas avec vos chimères. De nombreuses peurs naissent de la fatigue et de la solitude. Au-delà d'une discipline saine, soyez doux avec vous-même. Vous êtes un enfant de l'univers, pas moins que les arbres et les étoiles; vous avez le droit d'être ici. Et qu'il vous soit clair ou non, l'univers se déroule sans doute comme il le devrait. Soyez en paix avec Dieu, quelle que soit votre conception de lui, et quels que soient vos travaux et vos rêves, gardez dans le désarroi bruyant de la vie, la paix dans votre âme. Avec toutes ses perfidies, ses besognes fastidieuses et ses rêves brisés, le monde est pourtant beau. Prenez attention. Tâchez d'être heureux.

Texte trouvé dans une vieille église de Baltimore en 1692. Auteur inconnu.

 

 

Les Trompettes de la Renommée

C'est une oie du Capitole
qui a, bien sûr, sauvé Rome,
et une oie de la Radio
qui a sauvé l'Unesco,

et puis Maryse Valdot
et Princesse Nichonbeau
pataugent dans le ruisseau
avec leurs amours impures
de princes et de gigolos,
tout ceci nous le savons,
trompetté sur tous les tons
comme marques de savons,
tonton, tontaine, tonton.

Mais on n'a jamais appris,
et je voudrais qu'on nous dit
quel est l'ingénieur génial
qui trouva la deux chevaux,
ou utilités banales
comme escalope de veau.

Adrien PONCET

 

MAMAN

Tu étais là lorsque j'avais besoin de toi,
Lorsque personne ne me comprenait,
Tu étais là lorsque j'étais seule.
Seule et abandonnée,
Lorsque je cherchais le chemin,
Le chemin de la vie.
Depuis j'ai un autre regard
Un regard pour aimer mon prochain
Et je te remercie
Car tu as réveillé en moi une nouvelle vie.

Pascaline GABON
28.10.1994

 

 

INSPIRATION...?

Que dire lorsqu'elle n'est pas là
que faire devant une page blanche
attendre, qu'elle viendra ?

Je ne suis pas poète
mais il se trouve parfois
que mes dires s'y reflètent

Ma poésie est triste
mon âme est affligée
si elle vous réjouit
mon âme est animée

Et pourtant,

Je suis en train de peiner
pour trouver quelques vers
rimant à ma pensée
par peur de vous déplaire.

Isabelle ANDRE

 

 

SOLEILS BRISES

Un enfant
blessé au pied
par un éclat d'obus
boîte dans les rues

L'herbe court
sous le souffle du vent
les arbres craquent
noirs échevelés
ciel avide avide
affolé meurtrier

Robe blanche de l'enfance
arrachée déchirée
viol des rêves
piétinés oubliés

Cris de la nuit

Un enfant
blessé au coeur
- pour toujours -
saigne dans les neiges
de ses soleils brisés.

Marie Claude FAVRY-GARCIA

 

 

OUTRE-AUBES
à C.
I.

le matin tient son rappel
forge à travers la lumière de ma main
baleine rouge qui perce l'horizon
en meules épaissies été après été
ton corps

ce corps que personne d'autre que moi
ne voit
ne désire
n'écrit

II.

l'écriture de ce corps est longue
pesante et affamée
elle se traîne de page en page
de pays en pays
d'instant en instant
d'illusion en illusion
comme perdue
sans rien donner

elle court parfois dans la chaleur répertoire
du nocturne et du fugitif
ce récit là lui plaît l'identifie
elle court
pour me rapporter l'oubli
qu'elle aura trouvé embaumé sec
dans le musée de tes mains

l'écriture de ton corps
car il s'agit bien du tien
voyage sur toutes les pages blanches
pages jetées au hasard
de notre monde
anime les outre-aubes
de nos chairs
pour les raviver
pour former notre livre

Ludmilla FERME

 

 

HELENE

Hélène est partie avec l'été
Elle s'est envolée parmi les feuilles
tourbillonnantes de l'automne

c'est dur de ne plus la voir
c'est dur une amitié s'effondre
Son visage recousu nous dit Au revoir
Pour la dernière fois

Ces yeux clos ne distinguent plus rien
Elle s'est perdue un instant
Le temps de traverser la rivière
Vers le para-monde, le temps
d'une vitesse excessive

Cette vitesse l'emporte aux rayons des ténèbres
la laissant sans aucunes ressources
que lui offrons-nous
Rien qu'un hommage et des visages enlarmés
Des yeux rougis par le sel de la vie

Cette personne si puissante qu'est sa mère
oser trouver assez de courage pour parler
Devant une assemblée sans nom
Son trouble invisible laisser échapper
quelques mots accablants, traduisant
tout son malheur.

novembre 91 - zébulon
Isabelle NOIRET

 

 

LA DECADENCE

Dans ce monde en péril
régis par des débiles
nous vivons sur un grill
et nous restons passifs

Chacun défend son moi
chacun y fait sa loi
encore plus désunis
nous insultons la vie

Nos hommes civilisés
ont détruit dans nos coeurs
les pétales de ces fleurs
qui parfumaient nos moeurs

La statut du profit
aujourd'hui si fleurie
Par ces hommes au grand coeur
qui en font leur bonheur !

Isabelle ANDRE

 

 

OUTRE - AUBES

III

ton corps s'exprime s'explique
dans l'aube que j'apprends
à tes côtés obligée

j'y lis une figure qui jaunit
j'y lis une main fermée puis une autre main
ouverte qui offre le revers du monde
j'y lis un ventre rond marée qui narre une traversée
une découverte
j'y lis deux seins vallons solitaires ayant rejetés
la vague blanche qui les bordait naguère
j'y lis ce sexe qui forêt chaude et humide s'ouvre
précieux sous l'orage
qui bruyant se détourne
retourne dans l'inquiétude

je lis un corps de femme
comme apprivoisement du jour qui naît
comme emprisonnement de la nuit
comme une parole qui déroule
ma langue sur la tienne

Ludmilla FERME

 

 POEME

Le jour est sans danger,
Je dors sous l'olivier,
L'amour est un danger,
Je dors sous l'oranger,
Je cours contre le vent,
Je remonte le temps,
Je ne suis pas ce que je dis,
Je ne dis pas ce que je fuis,
Les mots jamais prononcés,
Sont pour toujours rangés,
Le jour est un danger,
La nuit peut tout changer,
L'eau creuse les galets,
J'y lance mes filets,
Et oui ! Je suis Circé.

Evelyne Deschamps.

 

HOMMAGE à PAUL DELVAUX

Les rues sont un labyrinthe beige
Ou des filles de grain de sable
In différentes et venimeuses
Découpent des lambeaux de certitudes oxydées
Le ruban rouge emmêle des filaments d'angoisse
Qu'une lune de plâtre n'apaise jamais.
Habillé de pluie
Je suis l'un je suis mille je suis l'autre
Multiples équations de tes séductions bleues
Tu t'étires dans mon lit d'interrogations.
Paul tu souris de tes dents de cristal
Les empreintes morsure
S'abreuvent des structures précises de l'insensé.
Illusions ?...
Tes illusions géométriques organisent
Le sacre de nouvelles réalités.

Bruno TOMERR

 

GEMELLITE

C'est une rose qui ce matin
s'est ouverte pour toi
une rose tout ébouriffée de soi
étonnée d'être près de toi

un coeur qui aussitôt fut certain
de ton amour pour lui
un coeur vermeil d'avoir bu toute la nuit
afin que tu sois près de lui

quelques pétales qui se déplissent
plus rapidement qu'elle
quelques pétales sacrifiés à son zèle
à te retenir tout près d'elle

un parfum qui répand le délice
à flots autour de vous
un parfum venu seuls les dieux savent d'où
et que tous hument près de vous

est-ce une rose ou un papillon
dirons-nous demain ce
qui s'est effeuillé là où nous passerons
mais voyons ce sont tous les deux
que le vent n'a pu qu'entremêler
en toute confusion
malgré sa volonté à les séparer
c'est la rose et son papillon.

Paule DOMENECH

 

 

DESIR LIBERTE

Je voudrais m'endormir le coeur vide de peine,
Les mains tendues vers Dieu, l'âme trouvant la paix,
Voler dans l'espace comme un oiseau le fait
Quand tout devient amour malgré toute la haine.

Je voudrais retrouver le parfum de l'enfance,
Nager dans la beauté, la toucher de mes mains,
Et trouver quelque part au bout de mon chemin
Des sages souriant en parlant d'innocence.

Je voudrais me poser sur l'aile de l'amour,
Caresser de mon coeur des champs fleuris d'ivresse,
Respirer la saveur des plus douces tendresses,
Rencontrer des anges en habit de velours.

Et puis, je voudrais croire encore aux fées qui volent
Dans les rêves d'enfants où tout est vraiment beau.
Je voudrais être libre ainsi que les oiseaux
Qui, le printemps venu, chantent et batifolent.

Muriel STRAUSS -

 

ILS VIVENT AVEC NOUS

Ecoutez dans le vent,
Les voix de ceux d'avant.
Leurs murmures sont heureux,
Leurs appels sont joyeux !
Ils ont vécu leur vie,
Et puis, ils sont partis.
Quand je serai partie,
Et que vous serez tristes,
Il me faudra parler,
Et je vous entendrai !
Car tout autour de nous,
Un monde fabuleux !
Ils vivent parmi nous,
Oui ! Mais ils vivent mieux.

Evelyne DESCHAMPS

 

 

LE NID DE LA FICTION

il y a le nid de la fiction
défini d'infini en infini
à travers les différentes phrases de la feuille

ce flottement muré dans son oral
escalade le tronc et ses sujets

ce flottement criard annexe
toutes les branches toutes les nervures
toute une forêt et ses voix

je n'entends pourtant plus ce bruit
étranger que j'ai pu toucher

j'imagine cette caresse toute neuve et fraîche
je me lève avec elle
ma peau craquelle ondule délibère le réveil

mon corps est debout je m'adosse au tronc
la plaine est soudainement lointaine
et le tronc de l'arbre recherche un autre désert

je quitte son image de cuivre hâlé
je marche sur ce champ devenu accessible car rêvé
ma langue m'accompagne baignée de rosée

la troisième toile ne portera jamais son nom
le mot syllabe véritable
celui qui passe de la nuit à l'aube
celui qui siège dans cette latitude
l'être qui s'absente lorsque l'on a besoin de lui
le soir au coucher dans le lit ou
sur la terre humide cheveux caressant sa poitrine
attendant le mystère du sommeil dans l'indifférence
je ne trouve pas
je ne revois que l'enfance symbolisée
par l'alternance des mouvements musicaux
des saisons
le matin sous le drap dans la fraîcheur du vent
le corps regarde la journée qui approche
seule avide
et de tous les matins le mot se rie
le corps se dit lui que tout est resté à sa place
alors que la veille tout voulait à jamais partir

je définis en me levant chaque matin la fiction
par cette abstention et cette présence soudées

Ludmilla FERME (extrait de Mondes Clos)

 

 

LE CHEMIN DU BONHEUR ?

Vient-il d'un doux plaisir
Comblant quelque désir ?
Est-il immatériel,
Ou attache matérielle ?

Emane-t-il d'un objet,
Ou d'une douce pensée
Rendant l'âme légère,
Ou des voeux d'une prière ?

Il est simple reflet
De l'Amour, de la Paix.
Et s'il vous est donné,
Propagez ses bienfaits.

Le chemin du bonheur
Est dicté par le coeur,
Votre sensibilité
Saura bien le trouver.

Josette PREVOT

 

 RIEN

Que signifie le mot "rien"
Qu'il n'y a ni joie, ni peine
Et que les hommes sont tous les mêmes
Ou bien
Qu'il n'y a ni amour ni bonté,
Et que les femmes sont toutes des fées
non ce n'est rien de tout cela
C'est pour moi quelque chose
De plus fort encore
C'est à dire "RIEN".

Pascaline GABON

 

 

PENSEZ-Y

Mais oui vous le savez
Que tout vous est donné.
Dans ce monde sans pitié,
Les pauvres sont piétinés
Détournez pas les yeux
Quand vous voyez ces êtres
Ils regardent sans vous voir
Au fond du désespoir,
Leur désarroi les saoule
Plus sûrement que l'alcool.
Ils portent une auréole,
Vous ne la voyez pas.
Mais croyez-moi je sais,
Ils sont tous couronnés.

Evelyne DESCHAMPS

 

 

VIEILLIR

Sans le miroir de l'âge
Supporter son image
Quand on lève le voile
C'est l'âme que l'on dévoile
La jeunesse est à vous
Mais vous manquez d'amour
Les rides du savoir
Nous font perdre l'espoir
Un jour ce sera vous
Et là je vous l'avoue
Maintenant vous vous moquez
Mais un jour vous serez
De petits vieux ridés
Dont les jeunes riront.

Evelyne DESCHAMPS

 

SANS TITRE BLEU

Papa, on vit dans l'imparfait pourquoi.

CHAPITRE 1

Nuit. Pas un souffle de vent. A ma fenêtre, le ciel devient tout noir.
Ma chambre est verte. Un petit espace vert. S'il y a du vent ça changerait cette couleur et, le ciel aussi.
Je suis dans une dimension humaine très modeste. Ma chambre convient aussi à ma dimension. La fenêtre se doit d'être petite. Le ciel doit convenir à ma fenêtre. Toutes de petites dimensions.
Je regarde ces dimensions. Elles ont aussi leurs couleurs. Mon lit par exemple est d'un bleu pâle. S'il y a du vent il serait jaune. J'aurais aussi une autre dimension. Je regarde cette nuit, mon lit, je reçois son bleu pâle. Puis le quittant je me dirige vers ma fenêtre et le ciel, qui sont devenus depuis longtemps pour moi uniques. Je regarde le ciel et j'attends les étoiles.
Mais les étoiles ne viendront pas.

CHAPITRE 2

Nuit. Quartier Latin. Un homme à la valise noire marchait de rue en rue sur le trottoir. Il avait fini une mission en Asie et revenait dans sa famille.
Etaient petites les rues du quartier, comme toujours. Elles n'avaient pas changé et gardaient leur apparence littéraire. Aussi elles gardaient bien leur dimension qui peut se comparer à la mienne. Les trottoirs étaient petits et on ne pouvait y marcher à deux. Les chaussées étaient faites pour que les voitures ne roulent pas dans les deux sens. La rue restait dans le silence. Et dans le silence l'homme marchait.
Il n'y avait pas de vent. Parce que s'il y avait eu du vent on aurait dû entendre les pas et les musiques de nuit. Tout le quartier était plongé dans le silence. Même les jeunes couples derrière les fenêtres ne faisaient pas ce qu'ils appellent l'amour comme d'habitude deux fois par nuit, ils restaient sans bouger, sans crier, sans se caresser. Ils restaient immobiles. Et dans cette immobilité l'homme marchait.
Sex M. Quarante sept ans. Un mètre soixante treize. Grisonnant. Voix : basse. Nationalité Suisse. Domicile : Ile de France. Salarié. Non célibataire. Formation Bac+2. Métier : accueil d'âmes souffrantes. Intérêts personnels : Asie. Deux films par an et une soirée théâtrale tous les deux ans. L'homme quitta le quartier. On ne l'y vit plus. Point final.
L'homme c'est moi.

CHAPITRE 3

Nuit. Extérieur.
J'ai fait une erreur. J'étais au quartier Latin mais ne marchais pas de rue en rue. Je n'avais pas de valise et ne sortais pas d'une mission en Asie. Je ne connaissais pas l'Asie. L'homme que j'avais cru être moi-même n'est pas moi.
J'étais aussi au quartier Latin, de nuit. Mais pour y chercher des cailloux.

CHAPITRE 4

Nuit. Devant Notre-Dame.
Elle était venue. Elle portait une robe de soie rose, des sandales roses, des chaussettes roses et sur ses joues du rose aussi. Elle ne sentait pas la froideur de la nuit: elle était réchauffée par un amour qui pour elle est en rose, et cette couleur ne changeait pas depuis quinze jours, jour de départ. Elle vint au rendez-vous deux heures avant et commença à compter chaque seconde. Après deux heures ses lèvres devinrent toutes violettes et ses joues terriblement roses, d'un rose que dans ma vie je n'avais jamais vu.
Elle était là, debout. Extérieur. Son regard fixait un point où elle devait attendre une apparition pour elle. Elle ne pensait pas à la nuit, non plus à la couleur rose qu'elle portait. Son coeur battait fort et à la deuxième heure il battit à un rythme si violent qu'elle pouvait écouter. Elle écoutait battre son coeur sans crainte, sans étonnement. Elle avait donné son coeur à quelqu'un d'autre. Ce qu'elle gardait pour elle-même c'était l'attente de l'apparition qui devait apparaître. Ses lèvres violettes étaient encore plus violettes. Le rose était encore plus rose.
Deuxième heure. L'homme vint. Il y fit son apparition après avoir marché le long de la Seine pendant vingt heures. A midi il mangea une pomme que la fille lui avait donnée l'avant veille, se souvint tout à coup de leur connaissance aussi par ces pommes quinze jours avant. C'était un matin devant le conservatoire où il devait se présenter pour une répétition, notre jeune homme avait voulu essayer une pomme au lieu de prendre son petit déjeuner qui coûtait dix francs, tarif réduit d'étudiant. Il avait croisé une fille avec des pommes qu'elle voulait vendre aux étudiants qui n'aiment pas des tartines du matin. C'était le départ. Il mangeait toutes les pommes et devait ajouter beaucoup de sel pour obtenir au moins une saveur que tout le monde connaît. Ces pommes qui ne sont d'ailleurs ni sucrées, ni salées, ni amères sont de nos jours les préférées car elles ne dérangeaient pas trop les goûts différents. On peut les tremper même dans des sauces de tomate, de poisson, ou de crevette. Le jeune homme mangeait tous les matins ces pommes au sel en croyant qu'elles avaient un gôut salé inouï, qu'il devait payer les prix tout aussi inouïs qui augmentaient de jour en jour. Jusqu'à la veille, la fille avait décidé de lui offrir ce que toutes les filles veulent offrir une fois pour commencer par là, dans un ascenceur du conservatoire. Pendant une heure l'ascenceur était en panne;, tout le monde devait gravir trois étages à pied et trouvait qu'il y avait beaucoup de fourmis sur les marches entre le deuxième et le troisième. Deux heures plus tard, rentrant dans sa chambre qui se trouvait dans le dix-huitième arrondissement, tout seul, le jeune homme avait trouvé aussi des fourmis sur les murs et reconnu qu'il n'avait pu aller à la répétition du matin, il vait vendu son violon dans une boutique et avait brûlé tout cet argent pour les petits matins devant l'école. Il était sorti.
Au premier rendez-vous. Le jeune homme vint et s'approcha de Notre-Dame, à la vitesse de fourmi. Dans la nuit il tremblait de froid. La tête fatiguée mais haute, les cheveux bruns, la veste de laine et les chaussures de coton qu'il portait étaient aussi brunes. Ce brun s'arrêta, à un mètre de la fille, et face à face.

LA FILLE - Tu m'embrasses.
LE JEUNE HOMME - On est encore loin. Je viens aussi de
loin. Pour te saluer. La dernière fois.
LA FILLE - Cela veut dire
LE JEUNE HOMME - Je vais partir.
LA FILLE - Nous allons partir. J'en ai marre des parents.
LE JEUNE HOMME - Je dois te dire adieu. Je pars loin. A
l'infini. Il faut cent ans de lumière.Tu
ne peux pas.Tu ne peux ni aller ni attendre.
LA FILLE - Pourquoi tu trembles? T'as peur. Je ne comprends
pas. Non.
LE JEUNE HOMME - Tu comprends. Tu dois comprendre. Parce
que je t'aime. Tes pommes salées aussi.

La fille s'arrêtait. Elle réfléchissait. Pour comprendre. Et surtout pour préparer une décision peut-être la plus audacieuse de sa vie.
Puis, le silence. Un silence qui pouvait se présenter par ces tirets :

 

 

 

UN COEUR SOLITAIRE

Un coeur solitaire
perdu dans son calvaire
ignorant les caresses
assoiffée de succès
un coeur solitaire
qui ne sachant que faire
pour trouver à ses pieds
un qui voudrait l'aimer
avec plein de bonté
un coeur solitaire
perdu dans l'atmosphère
d'une jeunesse cachée
par des espoirs envolés.

Isabelle ANDRE

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