DELFOSSE Christine

Les Noces de Mary JE SUIS LE CHAT PRIERE AUX HOMMES

L'AMOUR EXISTE TOUJOURS L'ADIEU DU CHAT Le Petit Poète

GENERAL SHERMAN TREE  LA BIBLE ET L'ASSASSIN LOUISA

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LES NOCES DE MARY


Sous le soleil normand que venait parfois assombrir une pluie fine et pénétrante, Mary ne parvenait pas à oublier son brouillard londonien, ni la triste nuit où un beau-père, impitoyable de rigueur, nouvellement arrivé, et la trouvant trop "godiche", l'avait arrachée des bras d'une mère muette et pétrifiée de chagrin.
Elle avait alors quinze ans, et c'était ainsi ! Pour sauver le manoir où languissait sa mère, et où avaient langui, avant elle, tous ses ancêtres, il fallait qu'aient lieu ces épousailles.
"La fortune, ma fille ! La fortune ! Voilà ce qu'il nous apporte, ce beau monsieur. Et tu sais, la France, ce n'est pas si loin ! Tu reviendras bientôt. Je penserai à toi à chaque instant. Et toi, ne m'oublie pas !"
Mary avait protesté, s'était débattue, avait même arraché un bouton au veston du Monsieur !
"Vraiment, Elisabeth, votre fille est une sauvage !" S'était-il écrié, poussant Mary dans les bras du chauffeur en redingote, qui, à son tour, l'avait jetée dans la vieille Delage qui avait toussé un peu avant de démarrer dans un nuage de fumée.

Puis, la traversée en bateau, sur le pont, penchée à la balustrade, à vomir le repas de la veille, et, lui avait-il semblé, tous les repas de sa vie.
Enfin, elle avait vu se détacher à l'horizon des falaises, et elle avait entendu les oiseaux blancs, criant au-dessus de sa tête, et la frôlant parfois d'une aile. Et la vision salvatrice, le port du Havre, et les bateaux aux ventres bombés.

- C'est donc toi, Mary !
Sur le quai crasseux qui empestait le poisson, elle s'était retournée vers cette voix féminine. La dame était belle. Brune, grande, avec des yeux qui semblaient des émeraudes. Elle portait un tailleur sombre et des bas noirs dont la ligne, derrière la jambe, soulignait le galbe des mollets.
- C'est bien toi, Mary ?
Le Français, on lui avait inculqué, injecté, en prévision de son séjour en Normandie : Bonjour Monsieur ! Bonjour Madame ! Merci ! Au revoir ! S'il vous plait ! Et tout le reste...
- Bonjour Madame. Avait-elle dit. Je suis Mary.
- Ce n'est pas trop tôt ! Ce bateau a pris du retard !
- Je ne sais pas Madame.
- Mais tu es si pâle !
- J'ai vomi. J'ai tout vomi.
- Pauvre enfant !
Mary ne parvenait pas à retrouver son équilibre. Il lui semblait qu'elle tanguait, qu'elle était encore sur le pont du bateau.
- Tu sais où nous allons, Mary ?
- J'ai oublié. Avait-elle répondu, confuse.
- A Fécamp ! La Bénédictine. Tu sais bien !
Elle se souvenait des jolies bouteilles du manoir, qui portaient ce nom.
- Mon cousin Charles adore cela !
Pour adorer, il adorait ! Le beau-père en faisait grande consommation. Il vantait ce breuvage aux invités, et ne terminait pas un repas sans un verre de cette Bénédictine.
Mary s'était tu tout le temps du trajet, dans la grosse voiture noire. Ils avaient traversé de petits villages paisibles : Manéglise, Angerville L'Orcher, Goderville où avait beaucoup traîné Guy de Maupassant, puis, Epreville. Enfin, ils étaient entrés dans Fécamp.
Face à la superbe Abbaye Bénédictine, il y avait cette grande maison aux fenêtres immenses.
Il avait été décidé que Mary n'entrerait à l'école qu'à l'âge de seize ans. Pendant un an, elle avait été la victime d'un vieux professeur particulier, qui passait son temps à lui taper sur le bout des doigts avec une règle en fer, et qui, parfois aussi, promenait ses yeux de crapaud mort d'amour sur ses formes qui s'agrémentaient de jolies rondeurs.

A seize ans, Mary était entrée au collège privé de Fécamp, que tenaient quelques religieuses revêches et aigries. La nuit, dans le dortoir, il y avait des bruits étranges, des gémissementes, des cris étouffés. Les lits contenaient souvent plus d'une pensionnaire. Sous les couvertures, il se passait des choses. C'était évident !
On avait tout enseigné à Mary. Tout... Sauf ces jeux, pas vraiment innocents, qu'inventaient les jeunes filles de bonne famille, pour passer le temps.
Cette lacune, ce manque à son éducation, la jeune Mary l'avait appris... sur le tas, comme on dit. Une nuit, elle avait sorti le nez de sous ses draps et, dans la clarté de la lune qui inondait la chambre, elle avait assisté à un curieux tableau.
Pauline, la blonde, en chemise et pieds nus sur le carrelage, avait gagné le lit de Cathy où elle s'était mise à genoux. Là, étendant un bras long et fluet, un bras qui tremblait comme de fièvre, elle s'était mise à redessiner du bout des doigts, la bouche entrouverte de Cathy.
- Arrête ! Faisait cette dernière dans un souffle de regret. Mary ne dort peut-être pas.
- Mary ne dira rien à personne. Avait murmuré Pauline.
Et Mary avait vu sa langue rose darder hors de sa bouche et rejoindre celle de Cathy.
- Tu me fais des choses, Pauline ! Quand tu es là, un feu dévore mon ventre !
Dans la pénombre, ôtant sa chemise, Pauline ressemblait à un grand oiseau. Mary n'avait plus envie de dormir.
Elle écoutait les bruits humides des bouches enflammées. Elle avait ressenti souvent cette envie de baisers, cette envie de caresses. Elle était jolie, Mary ! Sa chevelure lourde tombait jusqu'à ses reins, couleur incendie. Sa peau était laiteuse et ses joues étaient roses. Ses seins promettaient des instants merveilleux. Ses yeux, curieusement, étaient bleus, d'un bleu très clair. Caprice de la nature ! Mais caprice délicieux !
Quand elle avait toussé, Pauline s'était redressé.
- Mary ?
Elle n'avait pas répondu.
- Mary. Tu ne dors pas !
Pauline avait avancé jusqu'à son lit.
- Mary ne dort pas, Mary nous espionne ! Avait murmuré Pauline. Viens donc voir de plus près, l'Anglaise !
Docilement, Mary avait suivi l'autre fille jusqu'au lit de Cathy.
- Avec elle, je ne veux pas ! Avait objecté cette dernière.
- Eh bien moi, je veux ! Avait répondu Pauline, sur un ton autoritaire. Ote ta chemise, l'Anglaise ! Montre-nous tes seins. Je suis sûre qu'ils sont gros ! Tu devrais porter un soutien-gorge, tu vas les abîmer, tes seins !
Pauline avait défait les boutons de la chemise.
- Pas avec une fille ! S'était défendue Mary.
- Fais comme si j'étais un homme ! Pense aux avantages. Avec moi, tu ne deviendras pas grosse d'enfant, et tu ne perdras pas ton précieux capital, celui que tu caches entre tes cuisses, là !
Pauline avait empoigné le duvet mousseux de Mary.
- Là où c'est chaud ! Là où c'est doux !
- Non Pauline. Arrête ! S'était énervée Cathy, en proie à la jalousie.
- Tu es invitée aussi. Touche-la. Je parie que personne n'a jamais posé sa main ici. Pas vrai, Mary ?
- Laisse-moi, Pauline !
- Chut ! L'Anglaise. Tu ne veux pas réveiller les autres ?
- Je ne jouerai pas avec vous ! S'était fâché Cathy.
- Alors, joue à la poupée, petite idiote ! Avait répliqué Pauline.
Et elle avait entraîné Mary vers son lit.
- Ce sera toi, ma favorite, désormais. Avait-elle lancé.
Combien y avait-il eu de favorites ? Pauline était plus âgée que Mary. C'était d'ailleurs sa dernière année dans cet établissement.
Mary avait laissé l'autre la parcourir. De ses doigts habiles et expérimentés, Pauline s'était mise à pincer doucement le bout des seins de Mary. Puis, y avait porté ses lèvres et ses jeunes dents. Mary avait répondu d'une plainte et osé une caresse. Les fesses de Pauline étaient douces comme du satin. Elle y avait promené ses doigts. Puis, Pauline avait abandonné les seins, et était descendue vers le sexe de Mary. Tel un petit chien, elle l'avait reniflé et avait glissé ses doigts dans les poils roux. Mary avait vibré, avait eu envie de crier d'extase.
Puis il y avait eu la langue chaude et ferme de Pauline qui avait fini de porter Mary au sommet du bonheur.
- Je t'ai fait jouir, Mary. Tu en as inondé mon lit. Tu es à moi, désormais. Je t'interdis de faire ça avec une autre.
*
Quelques années plus tard, Mary avait épousé un riche armateur Anglais et avait regagné son pays. Pauline, c'était le passé ! Mais ce sexe tendu vers elle, celui de l'intendant, ce glaive qu'elle saisissait à deux mains et qui glissait entre ses lèvres, c'était le présent !
L'intendant de l'armateur, c'était bien mieux que l'armateur.
- Ne te laisse pas partir encore, mon amour. Lui fit Mary.
Elle s'allongea, offerte, et lui plongea son sexe dur dans ses pétales roses. Les seins de Mary sentaient la vanille dont elle se frottait le corps chaque matin. Il en prit un qu'il suça goulument. Elle remuait doucement dès qu'il cessait d'aller et venir en elle. Alors il recommençait, suant comme un forçat dont le bagne, aujourd'hui, avait vingt ans, une chevelure de feu, et un appétit vorace.
- Je ne peux plus me retenir. Souffla-t-il.
- Non ! Pas encore ! Debout ! Prend-moi debout !
Il lui obéissait comme un chien. Pauline, c'était elle cette fois ! Elle n'en avait jamais assez, elle voulait dominer. Toujours !
Il la souleva dans ses bras et la plaqua au mur, contre le papier peint rayé de rose et de noir.
- Prend-moi ! Prend-moi, je te dis ! Plus fort !
Ses yeux bleus avaient viré au gris et lui respirait comme un boeuf. Il entra en elle comme on entre dans les ordres, avec toute la passion de sa vocation d'étalon.
Il avait quarante ans et une barbe sauvage. Ses cheveux bruns étaient collés par la sueur. Il n'en pouvait plus, voulait laisser exploser son feu d'artifice dans le ventre de Mary. Mais elle ne l'avait pas décidé.
- Dis-moi oui, Mary, maintenant ! Tu veux me tuer !
- William ! Résiste encore. Tu ne m'as pas prise sur le tapis ! Le tapis, William !
- Trop tard, Mary !
Elle se sentit inondée, mais ne jouit pas. Déçue, elle s'allongea sur le lit.
- Tu ne vas pas m'en vouloir ! Cela ne se commande pas ! Je me suis retenu autant que j'ai pu. Avoue que c'est bien la première fois que je ne te fais pas jouir.
Déconfit, humilié et honteux, il l'entendit répondre :
- Mon cher, c'est une fois de trop ! Le palefrenier, lui, ne m'a jamais manqué !

Christine Delfosse

   

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A ces charmants petits démons...
JE SUIS LE CHAT

Je suis le chat, je suis le maître,
J'ai un coussin dans ta maison,
Mais si je veux, je prends le lit ou le sofa.
Je suis le chat, je suis le roi,
Je fais patte de velours, pour ton amour,
Et je ronronne dans tes cheveux.
Je ne t'appartiens pas,
Mais toi, tu es à moi.
Je vis dans ton monde,
Et je perçois tes ondes.
De mes yeux je te sonde,
Mais ose dire que je ne suis pas
Un mystère pour toi...
Si je veux, je t'empêche de dormir,
En courant partout dans la maison,
Et en griffant tes tapisseries et tes moquettes,
En froissant ta nappe de dentelle.
Tu vois...Je suis le roi.
J'aime ta maison, j'aime ton salon,
Je suis chez moi,
Empereur en ta demeure.
Je fais ma loi,
Je guette le bruit de tes pas.
Parfois, je suis pervers,
et je te prends à revers.
Tu es ma servante, et tu ne le sais pas,
Mais je t'aime, car toi, tu m'aimes.
Et je ne te trahis pas,
Si tu ne me trahis pas.
Si j'ai de beaux yeux, c'est pour que tu me le dises.
Je fais parti du roman de ta vie,
Et je vis près de toi,
Et je vis dans tes bras.
Mieux qu'un amant, je suis un confident,
Tu peux tout me dire,
A moi, tu ne mens pas.
Je pleure quand tu pleures,
Et je ris quand tu ris.
Tu es ma maîtresse,
Mais seulement par les caresses.
Je sais quand tu es en détresse,
Je capte tous tes SOS.
Je suis le chat, je suis le maître,
J'ai mon royaume en ta demeure,
Je suis le chat et tu ne sais pas,
Si je suis DIEU, ou bien le Diable,
Nous sommes les rois,
Toi, notre reine...

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PRIERE AUX HOMMES

Quittez les armes, messieurs
car la guerre, je vous le dis,
n' ennoblie pas l'homme
Mais par ses abominations
le rend vil et bestial
Rendez à vos mères
vos coeurs d'enfants,
à vos épouses les fleurs de vos âmes,
à vos enfants l'espoir
de n'être jamais orphelins,
car le canon se rebelle parfois
vers celui qui le pointe sur son frère.
Vos mains sont faites
pour faire jaillir le pain de la terre
et vos yeux pour honorer
ces beautés de la nature
qui vous ont portés et donne la vie.
Quittez les armes, messieurs,
qu'elles soient de gloire éphémère
et que tel un tyran déchu
la poussière recouvre le souvenir
de leur règne insidieux.
O messieurs ! qu'elles meurent
abandonnées de tous
car de l'amour de vous
elles ne sont pas dignes.

 

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L'AMOUR EXISTE TOUJOURS

L'amour existe toujours,
Puisqu'on le cherche encore
L'amour, c'est le vent
Qui vient de l'Eternité
L'amour c'est la pluie
C'est le soleil,
Et la rosée du matin
L'amour, c'est le Verbe,
Les mots que l'on tait
L'amour, c'est ce que l'on connait,
L'amour, c'est ce qu'on a perdu
C'est la montagne,
Et les oiseaux du Ciel,
Ce chien que l'on caresse,
Ce chêne millénaire
L'amour, c'est quand on dit
"Je t'attends"
L'amour, c'est le pain
C'est la source qui jaillit
L'amour, c'est un mot,
C'est la vie,
C'est le temps,
L'amour, c'est peut-être demain.

 

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L'ADIEU DU CHAT

Adieu, Câline Maîtresse de mes pensées,
Je pars dormir sur les genoux du Bon Dieu
Je vois des larmes dans tes yeux,
Tu vas faire pleurer les miens.
Maîtresse passion,
Maîtresse raison et déraison,
Adieu ma maison et mon coussin,
Aurai-je la force encore de ronronner,
Blotti dans tes bras,
Tout contre ton coeur ?
J'ai froid de m'en aller,
Dis-moi, où est la Voie Lactée ?
Je ferai patte de velours dans ton souvenir.
Je guette dans ton regard le courage qui me manque,
Jolie Maîtresse, plus jamais sans toi,
Je ne serai chat dans d'autres bras...

 

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LE PETIT POETE

Le chat sous la lueur de la lune,
A des allures de petit poète.
Je me fixe et je l'observe.
Il sait que je suis là,
Mais aucun de ses muscles ne frémit,
Je ne distingue que le petit bout de sa queue
Qui telle une plume au-dessus d'un encrier,
S'agite, en manque d'inspiration.
Mais qu'une souris passe, au moins !
Mais non !
Il reste là, le félin,
Dans sa posture de momie égyptienne.
Il trône sur le bord de la fenêtre,
Et mes doigts curieux se tendent vers son mystère.
Il se retourne et il me toise,
De ses deux pierres précieuses...
Soudain, il me néglige,
C'est sa façon à lui
De me dire qu'il m'aime.
Il se tend comme un arc
Et s'élance dans la nuit.
Il lui a fallu si peu de temps
Pour saisir mon âme !

 

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GENERAL SHERMAN TREE

Au centre de la Sierra Nevada, en Californie, le Général Sherman Tree, grand gaillard de quatre-vingt-trois mètres de hauteur et trente et un mètres de circonférence, est une célébrité. Si, lors d'une randonnée, vous vous arrêtez à Giant Forest, un village proche de Wolverton, vous le saluerez poliment, avec tout le respect dû à son grand âge. Comme un magicien, il est détenteur de secrets. Il est maître du feu, parce qu'impu- trescible et incombustible. Mieux ! C'est par le feu qu'il engendre sa descendance de géants millénaires. Il aime le vent et les écureils gourmants qui courent sur ses longs bras de titan. Il est doux, pacifique et rêveur. Pensez donc, il a plus de trois milles ans ! Ce n'est pas à lui qu'on contera des fables !
Il faudra lui montrer que vous l'aimez et que votre coeur est pur ; il faudra lui dire que vous vous reconnaissez en lui, comme une infime parcelle d'infini, et que vous faites partie du Grand-Tout, que vous êtes de la chair du Grand-Esprit, de son souffle, de son rêve.
Alors, vous aurez peut-être la chance, l'insigne honneur, de l'entendre vous parler.
Il se vante en effet, (les Cherokees le lui ont dit), d'être né du rêve d'une fleur ; il se vante d'avoir rêvé à son tour du ver de terre, lui qui voulait parcourir librement les vastes étendues sauvages, tout en restant humble et digne. Il reproche à la baleine d'avoir rêvé l'homme dans son imperfection. Il l'accuse de folie, de désirs grandioses et insensés. Il a vu l'homme destructeur, générateur de massacres et d'abominations. Mais il a vu les sages, les purs, ceux qui lui parlaient à lui, le séquoia, comme à un dieu.
Laissez-le donc, si Sa Majesté le désire, vous raconter l'histoire de Petit Castor...

Petit Castor avait huit ans quand Général Sherman Tree en avait déjà trois milles bien sonnés. Le petit indien parlait aux écureils. Il connaissait de ses pères le rêve de l'arbre et un jour, il interrogea le géant :
- Pourquoi n'as-tu pas rêvé l'écureil plutôt que le ver de terre qui est un tout petit être informe ?
Alors Général Sherman Tree remua doucement ses branches, toussota un peu, et prit sa voix la plus claire afin de ne pas effrayer le petit enfant.
- Il ne faut jamais rêver au-dessus de ses désirs véritables ! Le ver de terre a rêvé l'écureil parce qu'il voulait devenir grand. Mais l'écureil est un étourdi qui oublie où il cache ses provisions. Le ver de terre est un sage ; il vit caché et il nourrit la terre mère. C'est un grand être de petite taille !
- Mes pères et le Sorcier du village te vénèrent pour ta force et ton courage, toi qui ne crains pas le feu.
- Tes pères sont des sages ! Je les pleure cependant déjà, moi qui connais la folie humaine.

Petit Castor, ce jour-là, dit au revoir au Général Sherman Tree et il partit en fredonnant la chanson de la pluie. Mais les paroles du séquoia lui trottaient dans la tête. Pourquoi ce grand et vénérable vieillard pleurait-il les pères de la tribu ?

Le petit Indien interrogea le Sorcier :
- Grand Sorcier ! Dis-moi pourquoi le grand arbre pleure sur la folie humaine ?
- Il pleure dis-tu, Petit Castor ?
- Oui Grand-Sorcier. Beaucoup de larmes dans son coeur.
- Alors, c'est que des temps terribles vont venir pour nous. Séquoia sait le coeur des hommes. Il sait la rage, il sait la peur et le sang des guerriers. Nous nous préparerons à l'aube noire, au jour des Blancs.
- Les Blancs ! S'étonna Petit Castor.
- Ceux qui viendront prendre nos terres arriveront en hommes de Dieu, mais ils auront des faces de démons.
- Serons-nous victorieux ?
- Petit Castor ! Nous le serons de tout temps. Même quand nous aurons tout perdu ! Car vois-tu, ils ne prendront pas le feu qui nous anime et qui est le souffle du Grand-Esprit. Quand ils nous tueront, ils nous donneront la vie. Nous prendrons naissance dans les coyotes, dans les pierres, dans les arbres, dans la plus humble des fleurs. Me comprends-tu, Petit Castor ?

Petit Castor devint un fort et grand chasseur.
L'année de ses dix-sept ans, il épousa Liéta, la plus douce des filles du village, et grande fut sa fierté de la voir porter son enfant.
Les jours noirs annoncés par Général Sherman Tree arrivèrent. Ce petit coin de plaine, oublié de l'abomination durant tant de printemps, se couvrit de sang, de larmes, de cadavres d'enfants et de femmes.
Les Blancs étaient venus, portant de grandes croix et leurs mots sifflaient comme la langue du serpent. Ils traînaient la mort aux semelles de leurs souliers et leurs chariots foulaient la nature vénérée. Ils abattirent beaucoup d'arbres, jetèrent des ponts sur le fleuve, et se mirent à massacrer le gibier, laissant aux oiseaux des cadavres presque intacts.
Le peuple de la plaine devait parcourir des kilomètres pour trouver la nourriture de la tribu. Quelqu'un avait blessé Général Sherman Tree, la base de son tronc saignait ; il pleurait sur la souffrance des Indiens.
De chasseurs paisibles, ils durent devenir de valoreux guerriers, eux qui détestaient la guerre.

Un matin, alors que le jour se levait à peine, les hommes de l'Enfer pénêtrèrent dans le campement. Petit Castor venait de rentrer, après une semaine loin de Liéta. Il dormait dans sa chaleur et leurs cheveux étaient mêlés. Leurs deux corps reposaient dans l'attitude de l'amour, encrés l'un en l'autre, comme un bateau en un port paisible.
Les Blancs avançaient à pas furtifs, et la haine dans leurs yeux dissimulait l'improbable existence d'une âme. Ils jetaient leurs manteaux sur les chiens endormis et les égorgeaient d'un simple coup de lame.
Soudain, le feu, les flammes, les hurlements des enfants, les femmes courant dans tous les sens dans le désordre de la peur, serrant les bébés contre leur sein, offrant leur vie aux immondes barbares. Pendant que les guerriers se battaient corps à corps, les Blancs violaient les vierges, les transperçant de leurs sexes vérolés, ignobles, sales et bestiaux, comme des monstres hideux surgis de la nuit. Général Sherman Tree poussait des cris silencieux, et se hissait plus haut, implorant le Grand-Esprit.
Liéta tomba tout près de lui, blessée à mort, expulsant de ses entrailles une vie nouvelle, une vie marquée du sceau de la haine. Dans un ultime effort, elle mordit dans le cordon, rompant le dernier lien entre sa chair et sa chair. Puis, de ses pieds, elle fit rouler le bébé dans un creux, entre les racines du grand séquoia.
Enfin, elle laissa l'esprit de ses ancêtres l'emporter.

Les Blancs n'étaient pas nombreux, ils furent vaincus. Petit Castor en avait tué trois. Il aligna leurs cadavres près des autres, au centre du campement.
Quand il vit le corps de Liéta, ramassé en boule au pied du Général Sherman Tree, il courut en hurlant et tomba à genoux. Alors que le flot de ses larmes inondait le visage de sa compagne, il entendit les cris du petit. Il s'en saisit et l'éleva vers le ciel, au bout de ses bras.
- Je l'appellerai Grand Séquoia, en souvenir de toi. Il sera fort et doux de coeur, comme tu l'es. Il ne craindra ni le feu, ni la corruption. Beaucoup de guerriers sont morts aujourd'hui. Ceux qui restent vont devoir partir vivre au-delà des montagnes, loin de leur terre. Il est temps pour nous deux de se dire adieu.
Comme au temps de l'enfance, Petit Castor entendit la voix profonde de Général Sherman Tree, et alors qu'une toute petite vie palpitait dans ses bras, des paroles éternelles résonnèrent à son esprit :
- Dans le vent, dans la pluie, dans les hurlements des coyotes, je te parlerai ; dans le ver de terre que tu respecteras, tu vivras mon rêve ; dans le tumulte des cascades, et dans le grand aigle qui plane, tu t'empliras de puissance, et l'enfant si petit que tu tiens entre tes bras deviendra grand et sage, et ses paroles formeront un torrent où chacun viendra pêcher le savoir. Un grand chef est né aujourd'hui, et il y aura beaucoup de demains pour lui. Nos esprits éternels ne se quitteront jamais, et je raconterai ton histoire à tous ceux qui auront le coeur assez pur pour l'entendre.

Vous pouvez être certain, maintenant, vous qui connaissez l'histoire de Petit Castor et de Général Sherman Tree, que rien ne meurt jamais.
Peut-être que cet humble ver de terre, que vous alliez écraser sans y prendre garde, est l'esprit d'un grand chef. Peut-être que ce coyote qui hurle au pied des Rocheuses est le rêve d'un guerrier ou d'une petite fleur. Peut-être aussi que cette nature bafouée était le rêve du Grand-Esprit...

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 LA BIBLE ET L'ASSASSIN

Félix Maistre pénêtra dans la sombre Maison d'Arrêt de Lyon et les lourdes portes se refermèrent derrière lui en grinçant funestement. Il toussota. L'angine l'avait saisi au réveil et sa gorge le picotait douloureusement. Il pensa qu'il devait avoir une fièvre de cheval. Il remonta le col de son pardessus et inclina son chapeau mou sur son visage.

--- Quelle plaie ! Jura-t-il.

Il venait d'être commis d'office par la Cour pour défendre l'indéfendable : Le meurtrier d'une dizaine d'enfants dans un centre aéré. Aucun de ses collègues n'avait voulu se compromettre à plaider pour le monstre. Alors, le sort en avait décidé : Ce serait lui !

Il fut conduit par un homme sans sourire jusqu'à la cellule glacée aux murs défraîchis où l'attendait Maxime Lepage. Il entra. L'homme était assis devant une petite table. Impassible. Sa peau était noire et ses cheveux crépus. Il était très costaud, très grand. Il aurait pu être basketteur, mais il était meurtrier.

Félix dut l'interpeller par deux fois avant que, semblant émerger d'un rêve, le prisonnier tourne son regard vers lui.

-Je ne suis pas venu philosopher, Monsieur Lepage.

-C'était juste une question. De toute façon, il n'y avait rien à gagner. Répondit Maxime. Ils vous ont commis d'office ! Je ne serai pas un client difficile. Je leur avais dit que je ne voulais pas d'avocat, mais ils ont insisté. C'est la loi ! Tout accusé a droit à son avocat. Je les ai laissé faire. Et puis, j'étais un peu curieux de cette rencontre.

-Il y avait quelque chose de paradoxal chez cet homme, et cela ressemblait à de la sagesse. Il était jeune, pas plus de trente ans. Il avait grandi dans une banlieue grise, mais il n'avait jamais manqué de rien. Il travaillait dans une boîte d'import-export. Un employé modèle, aux dires du patron et du personnel. Jamais d'histoires, avec lui ! Il était conciliant et chaleureux, même.

-Je suis vraiment désolé d'avoir à vous défendre. Lui lança Félix. Pour ma part, je vous aurai condamné à mort sans aucun procés.

-Vous avez raison. J'aurai souhaité cette solution ! Mais la peine de mort est abolie.
- Vous reconnaissez alors que vous êtes indéfendable !
- Bien sûr ! Peut-on trouver des excuses à un tel acte ? Reconnut l'homme.
Ce n'était même pas du fatalisme ! C'était autre chose. De la cohérence, de la lucidité.
- Je voudrais une bible. Demanda Maxime.
Félix se raidit franchement. Comment osait-il ?

- Vous vous foutez de moi ! Lança-t-il à son client.
Le prisonnier plongea ses yeux marrons dans ceux très clairs de l'avocat.
- Pourquoi réagissez-vous de cette façon ? Je ne vous demande pas un révolver ! Juste une bible !
- Pourquoi une bible ?
- Si on vous demande un morceau de pain, demandez-vous aussi pourquoi ?
Félix ne sut que répondre. Tout de même, c'était de la provocation !
- Dieu vous a damné ! Vous êtes un monstre !
L'homme lui adressa un sourire plein de compassion, de pitié, qui toucha l'avocat au plus profond de son être.
- Que savez-vous de Dieu, Maître ?
- Moi ! Rien dutout ! Je suis athé. Répondit l'avocat, un sourire cynique sur les lèvres. Mais si Dieu existe, il n'a certainement qu'une envie, vous envoyer rôtir en Enfer. D'ailleurs, si vraiment il y avait un Dieu, il vous aurait foudroyé avant que vous n'ayiez pu toucher un cheveux de ces enfants !
- Mais il ne l'a pas fait. Il préfére que je médite sur mon abomination.
L'avocat sembla réfléchir longuement. Il sortit un paquet de cigarettes blondes et alluma l'une d'elle à l'aide d'un simple briquet en plastique.
- Pourquoi avez-vous tué ces gosses ?
- Vous croyez qu'ils sont morts. Répondit l'homme sur un ton étrange.
- J'ai vu la chapelle ardente. Vous les avez tués comme ça, sans raison ! Vous me demandez s'ils sont morts !
- Je ne crois pas qu'ils le soient.
- Vous êtes complétement fêlé ! Bon à enfermer dans un asile ! S'énerva l'avocat. Je ne suis pas taillé pour défendre un frappé comme vous ! Nous n'avancerons à rien, et en fait, je n'en ai aucune envie.
Félix se dirigea vers la pore et appela le gardien.
- Apportez-moi une bible, Maître ! Le supplia Maxime.
- Demandez-en une à l'aûmonier !
- Non ! Je veux que ce soit vous qui m'en fassiez cadeau.
- N'y comptez pas ! Aboya Félix en tournant les talons.
*
- Chéri ! Qu'est-ce qui se passe ? Tu n'as pas dit un mot depuis que tu es rentré.
Félix releva le nez de son assiette de soupe. Elle était froide maintenant. Il n'avait fait que se concentrer sur un morceau de carotte qui était devenu, en très peu de temps, le visage de Maxime.
Alice lui souriait. Elle avait relevé ses cheveux en chignon et portait les petits anneaux d'or qu'il lui avait offert pour leurs dix ans de mariage.
- Il n'y a rien. Je pensais...
- A ton client ? Celui qui...
- Oui, oui. Celui-là ! S'emporta-t-il. Puis confus, il tendit la main vers sa femme qui y glissa la sienne. Pardonne-moi ! Ce type me fait dresser les cheveux sur la tête. Tu sais ce qu'il a osé me demander ?
- Non. Quoi ?
- Une bible, Alice ! Ce dégénéré veut une bible !
- Cela te choque ? Sembla s'étonner Alice.
- Pas toi ?
- Il regrette sûrement son geste. Il cherche de l'aide. Et comme il sait qu'il ne doit pas compter sur l'humanité, il pense à Dieu.
- Tu vois cela comme ça ? Lui répondit Félix, surpris.
- Je ne sais pas, Chéri ! C'est une hypothèse. Il faut lui donner une bible. Pourquoi ? Cela ne te regarde pas.
- Je lui ai dit d'en demander une à l'aûmonier, mais il veut que ce soit moi qui la lui offre.
- C'est curieux !
- En effet. En plus, ce type, c'est un noir !
- Qu'est-ce que tu me racontes ?! Tu dis toujours que les couleurs n'existent pas ; qu'elles sont une illusion propre à exciter la haine.
Il sembla chercher comment il avait pu avoir cette réaction.
-Si seulement je savais pourquoi je te dis cela ! Quelle importance qu'il soit noir!

Alice remplit leurs verres de vin, puis regarda par la fenêtre.
- Le temps ne s'arrange pas. On va avoir de la neige.
- Il ne manquerait plus que cela ! Je crois que je vais me coucher tôt. Je retourne à la Maison d'Arrêt, demain.
- Tu ne peux pas demander à être démis de cette affaire ?
- J'ai été commis d'office. Je n'ai pas vraiment le choix. Je ferai avec. Mais qu'il ne compte pas sur moi pour lui sauver la tête, ce salaud !

Félix dormit très mal, cette nuit-là. Sous ses yeux, défilaient les photographies des dix petits corps ensanglantés. Mais quelque chose d'indéfinissable naissait en lui quand il pensait à son client. Il le haïssait, oui ! Mais il y avait quelque chose de plus. Et c'est ce qui le perturbait.
Avant de se rendre à la prison, il vérifia le contenu de son porte-documents et fut surpris d'y trouver une bible.
- Alice ! C'est toi qui as mis cette bible dans mes papiers ?
- Tu vas la lui offrir ! Il en a besoin.
- C'est la bible de ta grand-mère. Tu n'as pas le droit !
- Elle la lui aurait donnée, si elle était encore là. Elle disait que même la pire des créatures était de Dieu, et que nous devions nous méfier de nos jugements.
*
Alors qu'il était parvenu à se trouver une place assise dans le métro, Félix sortit le livre saint et se mit à le parcourir. Comme ça ! Sans même savoir pourquoi.
Il fut frappé par ce qu'il lut dans le Nouveau Testament.
Il était écrit quelque part que l'on reprochait à Jésus de se rendre chez les Publicains et les collecteurs d'impots, et de ne pas repousser loin de lui les prostituées. Il répondait simplement :"Seuls les malades ont besoin du médecin !" Et plus loin, Jésus disait encore :"Si un berger a cent brebis, et que l'une de ces cent brebis vient à s'égarer, ne laissera-t-il pas de côté les quatre-vingt-dix-neuf autres pour aller rechercher la seule qui se soit égarée ! Et l'ayant retrouvée, n'en sera-t-il pas le plus heureux ?" Il y avait aussi le Sermon sur la Montagne. Jésus disait :"Hypocrite ! Tu vois la paille qui est dans l'oeil de ton voisin, et tu ne vois pas la poutre qui est dans le tien ! Ote d'abord la poutre de ton oeil et tu y verras plus clair pour ôter la paille de l'oeil de ton voisin !"
Tous ces mots sonnaient si juste ! Qu'avait-il fait, lui, en Indochine ? Il avait tué ! Est-ce que le fait d'en avoir la permission, et même l'ordre, rendait le crime moins intolérable ?
Il pénêtra dans l'enceinte de la prison. Le directeur se précipita vers lui :

"Merci pour la bible ! Mais c'est trop tard. Tu l'as lue, hein ? Pas vrai ? Où crois-tu que je sois ? En Enfer ? Quand ma petite soeur qui avait trois ans, a été retrouvée morte, lapidée, parce qu'elle était noire, j'ai cru que Dieu n'existait pas. Je ne cherche pas à justifier mon crime. Mais j'ai voulu qu'il se montre, si vraiment il existait ! Au seuil de ma souffrance, je l'ai découvert ! Il t'a envoyé, toi, pauvre avocaillon. Sûr que tu avais des raisons de me haïr ! Mais me haïssais-tu vraiment ? Sans moi, tu n'aurais jamais lu la Bible ! Les enfants vivent ! Ma petite soeur vit ! Car il est dit qu'au Royaume du Seigneur, nous sommes tous des immortels. Je n'aurai jamais pu vivre avec le poids de mon crime. Est-ce que c'était vraiment moi qui tenais cette arme ? Je ne me souviens plus ! Pense à moi quand tu seras face aux plus grands dilemmes de ton existence :"Frappe et l'on t'ouvrira ! Demande et l'on te donnera ! Cherche et tu trouveras !"( Maxime)

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LOUISA

Tout était si compliqué quand elle est arrivée...
Aujourd'hui, je me dis que peut-être, c'était écrit. Après tout, sommes-nous vraiment maîtres de notre destin ?
Il y avait cette brume, cette "garùa", comme l'appellent les Péruviens. Cette grisaille si typique à Lima, quand c'est l'hiver, aux environs du mois d'Août. Je n'étais pas venu au Pérou en touriste. J'étais seulement un homme qui ne savait plus qui il était vraiment.
En quittant l'enceinte de l'aéroport, j'ai vu cette fille, cette ombre. C'est vrai, elle ne ressemblait pas à Céline. Céline était morte, et personne ne lui ressemblait.
Ses cheveux roux étaient tirés en arrière. Elle était mince, si fragile sans doute. Elle n'était pas d'ici, pas de ce pays qui me colle à la peau, et dont je me souviens comme d'un chemin de croix. Quand elle a hélé le taxi, j'ai couru dans sa direction. Elle s'est assise à l'intérieur ; j'ai fait comme elle. Elle n'a pas marchandé le prix de la course, elle n'allait nulle part. Je devais rédiger cet article sur le Machu Pichu, dont je me fichais royalement. La Cordillère des Andes n'était plus pour moi qu'un rendez-vous banal. Je l'avais parcourue tant de fois, sans même savoir pourquoi !
- Vous êtes journaliste ? Me demanda-t-elle.
Avait-elle remarqué mon équipement photographique ? Je ne le pense pas. Il n'était pas encombrant et tenait dans mon sac à dos.
- Si on veut. Lui répondis-je. Je suis photographe et rédacteur, pour une agence de voyage, à Paris.
J'eus l'impression qu'elle n'avait pas écouté ma réponse, ou plutôt, qu'elle la connaissait déjà.
Le chauffeur s'impatientait, et dans un espagnol exité, il demanda où nous voulions nous rendre.
- Pension Union. Lui dis-je.
Elle ne dit pas un mot. Et quand le taxi stoppa, elle descendit avec moi.
- Dans quel hôtel avez-vous réservé ? Lui demandai-je.
- Aucun. Ici, c'est bien, non ! Me répondit-elle simplement.
- Ce n'est pas le luxe, mais ce n'est pas cher et la patronne est sympa.
Il fallut traverser le long couloir de boutiques, puis la cour, et grimper au troisième étage.
Quand la patronne, m'ayant reconnu, se jeta à mon cou et me serra contre elle, je fis un pas en arrière, assailli par une foule de souvenirs. Elle me demanda, toisant ma compagne d'un regard sévère, où était la sénorita. Je ne sus pas lui dire que Céline était morte, et bien qu'elle se tut, je sentis ses reproches. Elle me tendit mes clés et disparut dans une autre pièce.
Alors que j'arrivais à la porte de ma chambre, je vis que l'ombre m'avait suivi.
- Vous n'avez pas demandé de chambre ? M'inquiétai-je.
- Je n'ai pas d'argent. On m'a tout pris à l'aéroport.
J'avais envie de lui dire qu'elle était imprudente, et qu'on ne débarquait pas au Pérou sans avoir pris quelques précautions, mais mon regard croisa le sien et je dus fermer les yeux un instant, tant il était intense.
Quand la porte fut ouverte, elle entra et posa sur un lit rudimentaire une vieille valise qui semblait pleine à craquer.
- Je dormirai par terre. Lui dis-je, résigné. J'ai un sac de couchage.
Cette fille était un mur. Elle portait en elle quelque chose de si lourd ! Je me demande parfois si elle n'a pas seulement fait partie de mes rêves. Une passagère, peut-être, du train de mes angoisses, en un temps où ma seule amie était la cocaïne.
Elle ôta son K.Way. Elle portait des jeans et un pull. Calmement, elle alluma une cigarette, puis elle s'allongea sur le lit.
Elle n'allait pas rester là, comme ça, avec son mystère ! J'avais l'impression d'être son jouet. Elle fumait, les yeux fixés au plafond. Elle tourna la tête de côté et dénoua ses cheveux. J'allais lui demander son prénom. Je n'en eus pas le temps, elle me répondit avant que j'eûs posé la question.
- Je m'appelle Louisa.
Elle m'avait eu et elle le savait ! Cette créature, à qui j'avais du mal à donner une âme, me glaçait jusqu'aux os, et semblait savoir de moi ce que je ne connaissais pas moi-même.
- Il fait froid ici, vous ne trouvez pas ? Murmura-t-elle.
- C'est toujours comme ça, à cette époque.
Elle se leva, ouvrit sa valise et en sortit un poncho multicolore qu'elle enfila. Je reconnus l'artisanat d'ici dans le vêtement.
- Où avez-vous acheté ce poncho ? Lui demandai-je.
- C'est un gosse qui me l'a vendu devant l'aéroport.
Surpris, je répliquai :
- Je pensais qu'on avait volé tout votre argent ?
- J'ai échangé mes boucles d'oreilles contre ce carré de laine.
Imparable ! Elle avait encore gagné.
J'étais planté là, au milieu de la chambre, et elle était debout devant la fenêtre, me tournant le dos. J'aurai pu lui dire de partir, de me laisser tranquille, d'oublier mon existence... Mais quelque chose m'en empêchait.
- Vous n'avez pas faim ? Demanda-t-elle, se tournant vers moi. Ne m'emmenez pas dans un de vos trucs végétariens, je ne suis pas un lapin. J'aime la viande !
Comment cette rousse qui venait de débarquer dans ma vie, savait-elle que j'étais végétarien ?
Le plus sage était de m'abstenir de le lui demander. Je savais que je n'aurais pas obtenu de réponse de cette statue. Je proposai :
- Mangeons au Blue Ceiling. C'est à côté .
Je sus que j'allais devoir sortir mes dollars. Elle s'était invitée et je n'avais pas le choix.
Quand elle entra dans le restaurant, elle promena son regard aux alentours. Puis, elle se dirigea vers une des tables du fond. Il n'y avait ici que des gens du quartier, aucun touriste.
Elle s'assit et me demanda pourquoi je n'en faisais pas autant. Ce à quoi je répondis que j'allais commander directement en cuisine, puisque le cuisinier était un ami.
Edouardo m'écrasa littéralement contre lui, débordant de joie. Céline était sa demi-soeur, je n'eus rien à lui expliquer. Il me demanda si j'étais seul, et je lui racontai cette curieuse rencontre.
Il jeta un oeil en salle, puis son visage prit un air grave.
- Ce n'est pas bon. Me dit-il avec son accent.
- Qu'est-ce qui n'est pas bon, Edouardo ?
- Cette fille ! C'est mauvais !
Et il se mit à s'agiter dans tous les sens, en proie à une vive exitation.
- Mais... Parle-moi ! Insistai-je. Je veux savoir ce que tu veux dire. Tu connais Louisa ?
- Va t'asseoir. Je vais te servir. Me dit-il, soucieux.
- Non ! Je veux que tu me dises ! Je ne sais rien d'elle. Elle m'a suivi depuis l'aéroport. Elle ne parle presque pas !
- C'est mal ! C'est une fille de la mer.
Il était très angoissé et je voulais savoir pourquoi. Dans son affolement, il fit tomber une pile d'assiettes.
A ce moment, Louisa poussa la porte. Elle fixa le cuisinier qui blèmit et perdit tous ses moyens.
- J'ai faim ! Me dit-elle. Tu as dû commander. Viens manger !
Je me demande encore pourquoi je l'ai suivie. Avec le recul, en analysant mes réactions face à elle, je pense que je ne m'appartenais plus. Elle avait pris le contrôle de mon être.
Je la vis dévorer tout un plat de viande. Elle buvait de la bière et fumait des cigarettes qui sentaient l'herbe. Elle refusa les fruits que la serveuse péruvienne apporta pour le dessert et elle ne prit pas de café.
Je n'avais presque rien avalé ; juste quelques ollucos et du raisin. Habituellement, je préférai manger au Govinda, à Miraflorès. La cuisine végétarienne préparée par les Hare Krisna locaux qui tenaient ce restaurant, convenait mieux à mon estomac fragile.
J'avais remarqué une certaine gêne dans l'atmosphère quand nous étions entrés, et je me souvenais des paroles d'Edouardo. Mais à l'époque, je mis cela sur le compte de l'émotion, pour ceux qui avaient connu Céline, de me voir avec une autre femme. "Fille de la mer" pouvait désigner l'étrangère, celle qui vient d'ailleurs, et dont on ne sait rien. Les Péruviens ont leurs pudeurs !
Il m'était impossible de soutenir le regard de Louisa. Il était comme chargé de quelque chose d'étouffant, d'attirant... Je ne dirai pas qu'elle était belle. Il y avait autre chose. On aime chez une femme ses jambes, ou ses yeux. Moi, je ne sais pas ce que j'aimais en Louisa... Je crois que c'était le climat étrange qui l'entourait. Et une femme qui ne parle pas a certainement des tas de choses à dire !
Plus tard, dans la chambre d'hôtel, quand elle s'est déshabillée et qu'elle s'est allongée sur moi, je ne me suis pas posé plus de questions. Pourtant, je me rappelle qu'elle sentait l'océan, et qu'elle semblait ne pas avoir cette chaleur que dégage tout être vivant.
Avons-nous fait l'amour des heures, des jours...? Quand je suis revenu à la réalité, elle était étendue près de moi et ses cheveux roux, sur l'oreiller, formaient une auréole.
- Tu aimais beaucoup Céline ?
Je fus si surpris par cette question que je me levai d'un bond. Je ne lui en avais jamais parlé !
- Je connais Céline. Affirma-t-elle.
- Non ! Tu ne peux pas la connaître.
- Mais oui ! Céline est morte dans ce terrible accident de car, là-haut, dans les rochers, du côté de Huancayo.
J'étais soudain furieux. Cette fille violait le secret le plus terrible de mon existence, celui que même la cocaïne n'avait pu me faire oublier.
Elle poursuivit :
- Céline aurait voulu que tu meurs avec elle. Elle t'aimait ! Tu l'as laissée seule, ce jour-là. Tu sais, elle t'attend peut-être encore.
C'est à ce moment que je l'ai saisie aux épaules et que je l'ai poussée contre le mur.
- Tais-toi ! Lui ai-je hurlé. Céline est morte !
Mais elle est restée imperturbable et a continué de me parler.
- Céline a besoin de toi. Tu sais qu'on ne meurt jamais vraiment. Viens ! Allons sur la plage.
Alors, je me suis habillé. Louisa aussi. Il faisait nuit, nous avons marché longtemps. Elle ne parlait plus, et au fond de mes entrailles, je ressentais un appel. C'était Céline ! Je devenais fou !
J'ai regardé la mer. Louisa a pris ma main. Nous avons avancé jusqu'à ce que les vagues nous lèchent les pieds. Il y avait comme une musique dans mes oreilles.
- Viens ! Me dit l'ombre. C'est merveilleux, là-bas ! Céline m'a dit que tu avais prié Dieu afin qu'il te permette de la rejoindre. C'est le moment ! Elle t'attend !
Soudain, m'éveillant comme d'un cauchemar, j'ai fait demi-tour et j'ai couru droit devant moi. Louisa m'a suivi un moment, puis elle s'est immobilisée. Je l'ai regardée, terrifié. Et là, sur cette plage, je l'ai vue disparaître, emportée par la Garùa.
Quand je viens à Lima, je m'asseois et je regarde les flots. J'attends ! Je me demande si je n'aurai pas dû suivre Louisa.

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